Quelques mots sur nos recherches
Nous proposons une approche neuve du consentement sexuel dans le cadre d’une étude interdisciplinaire des sensibilités et des normes. Plutôt que de mobiliser une réflexion abstraite de type politico-juridique sur les énoncés normatifs, il s’agit de développer une théorie de la normativité par le bas à travers l’analyse historicisée des formes d’expression et des évaluations que les acteurs sociaux produisent en contexte sur les interactions sexuelles, afin de déterminer la place effective du consentement parmi les critères qui départagent les relations sexuelles acceptables de celles qui ne le sont pas. Nous visons par ce moyen à déplacer les lieux des controverses théoriques et publiques contemporaines sur le consentement sexuel, et à produire une expertise et des outils mobilisables dans les domaines du droit civil et pénal, de l’éducation et de la pédagogie en contexte d’enseignement public.
L’approche théorique dominante du consentement sexuel en fait l’application spécifique d’un principe contractualiste générique issu des domaines juridique et politique (Hobbes, Locke ; Kant sur le mariage ; Mills ; Rawls). Dès lors, les analyses sont formulées dans les termes d’une réflexion théorique sur les principes normatifs, et reposent sur les postulats anthropologiques de l’univers contractualiste – autonomie de la volonté, capacité à penser rationnellement. Elles prétendent définir des critères moraux, politiques, et juridiques des « bonnes conduites » , sans s’attacher en premier lieu à décrire les normes immanentes aux pratiques sociales. La discussion tend alors à se réduire au domaine d’application, aux conditions (critères) de validité et aux limites du consentement. Les apories voire les formes d’aveuglement socio-politiques déjà soulignées par les théories féministes et de la race auxquelles conduisent ces approches révèlent leur conception réductrice de la normativité. À rebours d’une énonciation théorique de principes généraux, les conduites sexuelles mettent en jeu des rapports au corps et aux émotions, historiquement construits sur le temps long, et la subjectivité sexuelle, par définition incarnée, n’est réductible ni au sujet du droit, ni à celui de l’échange économique, ni à celui du travail. Nous explorons donc l’hypothèse selon laquelle le consentement sexuel relève d’une forme de normativité qui ne peut être saisie adéquatement dans les termes modernes du contrat. Nous nous appuyons sur trois cadres conceptuels principaux pour opérer le déplacement méthodologique qui consiste à intégrer le concept de consentement sexuel au sein d’une approche anthropologique des interactions.
(1) L’étude des actes de langage par la philosophie du langage ordinaire et la linguistique.
(2) L’histoire des sensibilités et des émotions dans les sociétés individualistes.
(3) Les études de genre et féministes.
Les règles de l’accommodement sexuel entre des individus, celles qui les conduisent à entretenir des rapports érotiques perçus comme acceptables, varient anthropologiquement. Dans les démocraties dites “libérales” contemporaines, une des modalités possibles de cet accommodement est investi d’une valeur centrale, à laquelle est mesurée celle des actes sexuels singuliers : l’accord érotique entre partenaires. Il forme le centre organisateur d’une éthique sexuelle portée au XXe siècle par les discours savants sur la sexualité, les institutions participant à la régulation sociale des conduites sexuelles, les analyses et revendications féministes, l’éthique sexuelle, mais qui façonne aussi les attentes ordinaires : une éthique qui mesure la qualité morale du rapport des corps à l’aune de la qualité de la relation entre des sujets, i.e. de son caractère intersubjectif. Cette exigence ne se formule pas seulement dans des termes juridiques et politiques, mais aussi affectifs : les rapports sexuels ne sont pas censés être que des échanges faisant l’objet d’un accord des volontés, mais surtout des relations mutuellement désirées et réciproquement gratifiantes. Or, que les rapports des corps soient des relations entre des sujets qui sont des partenaires érotiques, i.e des individus égaux sous un certain rapport, définis par leur statut de personne morale et leurs sentiments moraux (désir, plaisir, répulsion, etc.) n’est en rien une constante anthropologique. En témoignent les éthiques sexuelles qui s’organisent autour de la relation du sujet à lui-même dans l’usage de son corps, et/ou ses désirs et/ou son statut et sa position sociales, au sein desquelles la question du consentement des partenaires n’est pas posée (voire l’idée de « partenaire » est absente). De surcroit, ce n’est pas n’importe quel type d’individu qui peut consentir. L’acte que désigne le consentement ne peut être investi d’une valeur morale que là où la valeur sociale de l’individu ne dépend pas d’abord de sa place dans un système de parenté ou d’une position sociale, mais où on accorde une valeur à son intériorité, et donc à son individualité en tant que telles, et où son autonomie est encouragée, voire exigée : dans des sociétés individualistes. L’hypothèse directrice du projet que nous souhaitons éprouver est la suivante : dans quelle mesure le consentement fait-il partie de l’outillage moral et social requis dans nos sociétés pour faire l’expérience d’un type d’accommodement érotique valorisé ?
Les trois chantiers de recherche du projet sont les suivants
I. Grammaire du consentement érotique.
Le premier volet dégagera une grammaire du consentement en mobilisant les outils de la philosophie du langage, de la linguistique et des études littéraires, confrontés aux recherches des sciences sociales. Comment pratiquons-nous le consentement ? Comment se manifeste cette norme dans les interactions érotiques et les évaluations ordinaires, non codifiées dans des procédures explicites ? Nous élaborerons une cartographie du consentement érotique, qui sera historicisée, en identifiant ses domaines d’usages et leurs conditions logiques, et ses critères de démarcation par des analyses comparatives (en quoi « consentir » se distingue-t-il de « céder », « daigner », « accepter », « condescendre », etc.). Ce travail se fondera sur la description de scènes du consentement et du non-consentement, tirées des descriptions sociales, des archives judiciaires, médicales et du for intérieur, mais aussi de la littérature. En nous appuyant sur les études de genre, et les études sur les violences sexuelles, nous posons l’hypothèse que le genre façonne la grammaire du consentement, et que ce fait trouve ses raisons, non dans une explication naturaliste attribuant des propriétés internes aux hommes et aux femmes, mais dans l’histoire de la problématisation du consentement érotique. Par cette voie, nous approfondirons la distinction entre le niveau de la compréhension de l’accord et du refus dans l’interaction et celui du respect de la norme, cruciale pour les pratiques pénales et éducatives.
II. Histoire du consentement érotique (XIIIe-XXIe s.)
Comment l’accord érotique des partenaires est-il devenu le centre organisateur du rapport moral aux usages sexuels du corps, et comment le consentement a-t-il été érigé en sa condition nécessaire ? En nous appuyant sur les travaux historiques, nous formulons l’hypothèse que l’éthique de d’intersubjectivité sexuelle doit être ressaisie dans une histoire longue des rapports sexuels dans le contexte marital chrétien : se serait produite, entre le second Moyen Âge et le début de la période moderne, une intégration des exigences affectives et spirituelles de la conjugalité chrétienne dans la régulation des pratiques sexuelles. On montrera comment cette nouvelle normativité éthique a émergé et s’est transformée au travers des mutations politiques et sociales et de son appropriation par d’autres champs. On replacera cette enquête dans le cadre de la dynamique des sociétés individualistes démocratiques, car la valeur accordée au consentement repose sur celles accordées à l’autonomie individuelle et à l’égalité entre les personnes. Cette enquête mobilisera des travaux de philosophie morale, de théorie et d’histoire politique, d’histoire du droit, d’histoire des religions, et d’histoire des sciences (histoire de la médecine et des sexologies) orientés dans la perspective d’une histoire des sensibilités érotiques.
III. Formalisation théorique à visée pratique (droit civil et pénal, éthique, éducation, pédagogie).
Les questions normatives seront alors ré-envisagées à de nouveaux frais : nous bénéficierons d’outils plus adaptés pour appréhender les difficultés apparaissant lors du passage des conventions informelles de l’accord et du refus à l’énonciation formelle des critères du consentement. Trois terrains formeront ce chantier : (1) L’analyse juridique et judiciaire de la place et de la valeur du consentement dans la définition des violences sexuelles, au moyen du droit civil et pénal, et de la sociologie judiciaire (2) L’analyse des projets contemporains d’éducation sexuelle par les outils de la philosophie et des sciences sociales : quelles sont les règles de conduite portées par ces projets d’éducation, la place qu’ils accordent au consentement, les modèles éthiques et politiques qu’elles promeuvent, et les difficultés auxquelles ils se heurtent ? (3) Un travail sur l’enseignement des textes, en particulier littéraires, mettant en scène des violences sexuelles.
Ce travail contribuera à clarifier certains termes et positions du débat public français, mais il est surtout porteur d’enjeux pratiques importants, d’abord du côté de l’enseignement, et en particulier de celui de la littérature auprès d’un public scolaire, ainsi que de l’éducation sexuelle. Sa dimension juridique lui permet aussi de s’insérer directement dans l’actualité du droit français, au sein des débat sociaux et doctrinaux actuel sur le consentement (évolutions récentes de la loi, des projets législatifs à venir, revendications multiples en faveur d’une évolution du droit, mais aussi évolutions des pratiques des magistrats), et en particulier sur l’opportunité de l’inscription d’une définition du consentement sexuel en droit pénal, en distinguant entre la situation des personnes majeures et mineures.
